Aujourd’hui, plus que jamais, et sans grande surprise, les paradoxes s’invitent dans la vie des entreprises. Comme le souligne Claude Duterme, « les paradoxes jalonnent notre vie de manière assez constante, en découvrir en entreprise n’a rien de très surprenant ». Et il poursuit en précisant que « l’entreprise moderne constitue un terreau particulièrement fertile pour ce type de situations ».
L’affaire des entreprises ?
Les paradoxes naissent de tensions entre des éléments contradictoires, qui pourtant coexistent et se perpétuent dans le temps. On peut rappeler ici les quatre grandes catégories de paradoxes organisationnels (voir cet autre article pour en savoir plus) :
1. Les “learning paradoxes” qui surviennent le plus souvent quand le système change, se renouvelle, innove,
2. Les « belonging paradoxes » qui renvoient aux concepts de complexité et de pluralité, notamment quand il s’agit de l’articulation de l’individuel avec le collectif,
3. Les « organizing paradoxes » qui concernent les différentes méthodes d’organisation qui peuvent être à l’œuvre dans une entreprise, et
4. Les « performing paradoxes » qui émergent quand plusieurs parties prenantes, internes ou externes, ont des demandes et des objectifs différents ou divergents.
Est-ce à dire que les paradoxes sont l’affaire que des entreprises, des organisations, et que c’est à ce niveau exclusivement qu’il convient de les adresser ? Ce serait partir du principe que l’organisation est une bulle, une réalité détachée des individus qui la composent. Et nous savons que la réalité est toute autre.
Des paradoxes délégués aux individus
Quand on cherche à découvrir les paradoxes auxquels sont confrontées les équipes au sein des organisations, on constate que ces paradoxes sont de plusieurs sortes : aux paradoxes organisationnels qui touchent la structure dans son ensemble jusque dans ses unités-équipes, s’ajoutent les paradoxes que vivent les membres de l’équipe pris isolément, les paradoxes organisationnels diffractés et récupérés par les individus et les équipes.
Dans « A chacun son paradoxe, Étude de la délégation des paradoxes organisationnels aux individus » (2018), les auteurs (Valettte, Diochon et Burellier) se posent la question de savoir ce que devient un paradoxe organisationnel quand il est délégué aux individus. Et pour se poser cette question, ils prennent comme sujet d’études un type particulier d’organisation : l’hôpital. Depuis quelques années déjà, l’hôpital public français s’est engagé dans un projet de réorganisation ayant pour ambition notamment de repenser l’articulation des logiques médicales et économiques. C’est ainsi que la désignation de médecins « chefs de pôle », qui doivent désormais cumuler activités de gestion et activités cliniques, conduit à leur faire porter un paradoxe organisationnel de « performance » : la satisfaction d’une demande de soins toujours plus importante et plus complexe, et la limitation des dépenses de santé toujours plus forte. Cet exemple précis dans un contexte particulier peut bien évidemment trouver de nombreuses autres illustrations dans bon nombre de domaines et d’organisations.
Question de diffraction…
Les auteurs de l’étude relèvent en effet qu’ « à l’image des chefs de pôle dans les hôpitaux, un nombre croissant d’individus sont en prise directe avec les paradoxes, c’est-à-dire font face à la nécessité de satisfaire des exigences contradictoires mais interreliées, qui, prises séparément, semblent logiques, mais ensemble, irrationnelles et absurdes »: il devient alors critique pour l’organisation et le déploiement des changements qu’elle peut vivre d’analyser la capacité des individus à faire face aux paradoxes. En effet, la réception des contradictions de l’organisation par l’individu est souvent source d’incompréhension et d’inefficacité, et encore plus souvent d’inconfort, voire de souffrance.
On peut alors effectivement s’interroger sur ce qu’il advient d’un paradoxe quand il est délégué aux individus : existe-t-il ou non une certaine homogénéité dans la réception et le traitement des paradoxes ?
« La délégation du paradoxe créé un processus de diffraction, c’est-à-dire que le paradoxe organisationnel initial se traduit par différents types de paradoxes au niveau individuel » (Valettte, Diochon et Burellier, 2018). Il faut comprendre cette diffraction comme une rencontre entre un paradoxe qui, certes, s’exprime au niveau organisationnel mais qui évolue au contact des situations concrètes de travail. Ainsi la réception et le traitement des paradoxes par les individus n’est pas homogène : il existe une variabilité qui s’explique tant sur le plan cognitif que par une approche situationniste.
Rien n’est écrit !
L’étude conclut en effet contre un déterminisme des paradoxes. Une très grande variété de postures des chefs de pôle face à ces paradoxes a en effet été observée en hôpital : « Quant aux postures adoptées, elles sont aussi le produit d’une interaction entre un individu doté de certaines dispositions […] et une situation, l’état économique du pôle, la composition de son équipe, ses interlocuteurs administratifs ».
Ainsi le type de paradoxe ne semble ni déterminer la manière dont il est reçu par les individus, ni la manière dont ils y font face : il existe de vraies différences, aussi bien inter- qu’intra-individuelles. En effet, une même tension intrinsèque au système ne sera pas vécue de la même manière d’un individu à l’autre. Par exemple, pour un même « belonging paradoxe », certains individus s’accommoderont assez bien de devoir « jongler » entre la promotion de l’esprit d’équipe et les tâches collaboratives associées, et une évaluation strictement individuelle des performances, là où d’autres éprouveront des difficultés à passer de l’un à l’autre, ou choisiront simplement une des deux voies au détriment de l’autre. Mais des différences apparaissent également au niveau intra-personnel : d’un moment à l’autre, en fonction de divers facteurs du système, un même individu aura plus ou moins de mal à « vivre » avec un paradoxe organisationnel donné.
Le processus de délégation du paradoxe du niveau organisationnel au niveau individuel n’est alors ni particulièrement vertueux, ni impossible, mais plutôt peu prévisible, ce qui incite à réfléchir à des leviers d’action pour faciliter leur contrôle, et leur prise en charge par les individus soutenus par leurs organisations. Jusqu’ici la recherche sur les paradoxes s’est davantage intéressée à la manière dont les organisations font face aux paradoxes et semble « faire l’hypothèse implicite que les acteurs savent (ou sauront) gérer les tensions générées par le paradoxe, autrement dit, faire face. Or dans les faits, aujourd’hui, les acteurs font de moins en moins face » (La dynamique des doubles contraintes dans les organisations, Ancelin-Bourguignon, 2018).
Pour autant, le non-déterminisme des conséquences de la délégation des paradoxes permet d’envisager d’autres possibilités de solution. Ainsi des accompagnements individuels, voire même collectifs, peuvent permettre aux individus de mieux gérer ces paradoxes, voire même de les dépasser, de les transcender, pour arriver à trouver de nouvelles façons inédites de fonctionner en entreprise.
* En référence à l’article « A chacun son paradoxe, Étude de la délégation des paradoxes organisationnels aux individus » (Valettte, Diochon et Burellier, 2018)